Article paru le 8 octobre
16 dans le Monde.fr
Par David
Le Breton, sociologue et anthropologue
« La marche
est une forme élémentaire de résistance, de retrouvailles avec le monde »
http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/10/08/la-marche-un-salutaire-retrait-du-monde_5010298_3232.html#k7epkwVAmJCLHbsP.99
Rompre avec les certitudes et les conventions, mais
aussi briser avec des souffrances ou un destin malheureux, voilà ce
qu'offre la route
La marche est une échappée belle loin des routines de
pensée ou d’existence, loin des pesanteurs possibles du travail ou des soucis
personnels. Elle est une suspension des contraintes d’identité et des attentes
qui les accompagnent.
Marcher revient à se mettre en congé de son histoire et à
s’abandonner à son rythme propre aux sollicitations du chemin. Elle est une
forme heureuse de disparition de soi, une manière justement de reprendre son
souffle, de faire une pause au bord de son existence.
Sur les sentiers, il n’est plus nécessaire de soutenir le
poids de son visage, de son nom, de sa personne, de son statut social, de son
emploi du temps… Le marcheur tombe les éventuels masques car nul n’attend de
lui qu’il joue un personnage. Il est un inconnu sur la route, sans engagement
autre que l’instant qui vient et dont il décide de la nature.
En principe, il est déconnecté, ouvert à son
environnement, aux rencontres, au temps qui passe. En vacance de soi, pour une
durée plus ou moins longue, il change son existence et son rapport aux autres
et au monde, il n’est plus engoncé dans son état civil, sa condition sociale,
ses responsabilités envers les autres, il est disponible aux découvertes au fil
de l’itinérance. L’esprit peut battre la campagne en toute liberté.
Un monde de l’amitié, de la parole, de la solidarité
L’auberge, le café, le banc prolongent parfois la rencontre
esquissée quelques heures plus tôt.
Emprunter ces chemins de traverse revient à laisser derrière soi un
monde de compétition, de désengagement, de vitesse, de communication au
profit d'un monde de l'amitié, de la parole, de la solidarité. Retour
aux sources d'une commune humanité où l'autre n'est plus un adversaire
mais un homme ou une femme dont on est solidaire. La marche est le lieu
d'une éthique élémentaire à hauteur d'homme.
La route est
université car elle est universalité, elle diffuse une philosophie
d'existence propre à polir l'esprit et à le ramener toujours à
l'humilité et à la souveraineté du chemin. Elle est un état d'alerte
permanent pour les sens et l'intelligence, l'ouverture à une multitude
de sensations et de rencontres, une source de renouveau. La vue n'est
jamais pour le marcheur le sens philosophique de la distance, mais celui
de l'étreinte, de la profusion. Il ne sait où donner des yeux et du
corps tant affluent les perceptions.
Mais tous les sens sont à la
fête dans leurs déclinaisons différentes, selon les saisons ou l'heure
du jour. Même le goût n'est pas oublié quand l'été, par exemple,
pourvoit à foison les myrtilles sauvages, les framboises, les prunes, ou
en cet automne, les champignons ou les châtaignes. Dans un temps
ralenti, le marcheur fournit un effort à la mesure de ses ressources
physiques propres. Il décide seul de ses heures ou de ses journées. Rien
ne l'empêche de faire une sieste au bord de la route ou de musarder
devant une rivière ou un lac, ou même de s'y baigner. Il ne va pas plus
vite que son ombre.
éloge de la lenteur
Loin des impératifs de
vitesse, de rendement, d'efficacité, une randonnée est un éloge de la
lenteur, de l'amitié, de la -conversation, de l'inutile. Il ne s'agit
plus d'être pris par le temps mais de prendre son temps. Aujourd'hui,
les sentiers abondent de flâneurs qui cheminent à leur guise, à leur
pas, en leur temps, en conversant paisiblement ou en méditant le nez au
vent. Ils ont retrouvé une sorte de mouvement de respiration, ils vivent
dans le rythme du monde, à hauteur de leur existence. Ils se sentent
infiniment vivants. C'est pourquoi aussi la marche est une forme
élémentaire de résistance, de retrouvailles avec le monde.
La
marche a le pouvoir de rompre une histoire personnelle douloureuse ou en
porte-à-faux. Les expériences à ce propos sont innombrables. Elle est
parfois un outil de choix pour des malades atteints, par exemple, de
cancer, de sclérose en plaques, ou pour des personnes traversant une
période de désarroi personnel après une séparation, un deuil, le
chômage, ou la dépression, la perte du goût de vivre. D'où aussi l'usage
de la marche dans le monde du travail social avec des mineurs
délinquants ou des adultes en déroute et ayant des soucis avec la
justice. Proposer une longue marche, c'est poursuivre alors le chemin
éducatif et social, c'est continuer à voir l'individu comme un
interlocuteur qui vaut la peine qu'on discute avec lui, et non un intrus
qui perturbe le fonctionnement collectif. La marche est toujours
ouverture au monde, possibilité d'une redécouverte de l'étonnement
d'exister, elle est propice pour chacun, et surtout pour ceux qui
oublient combien le monde est étendu au-delà des murs de son habitation.
david le breton
© Le Monde
Merci à Janine pour le partage de cet article